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Entre le Justin Trudeau de 2015, année de son accession au pouvoir pour la première fois, et celui de 2025, année d’aboutissement de sa déchéance politique, un grand écart s’est manifestement formé.
Que s’est-il passé? Au-delà du blocage politique au Parlement et de la perte de confiance au sein de son propre caucus, quels facteurs ont pu contribuer à la chute du chef libéral? Pourquoi la cote de popularité du premier ministre est-elle à son plus bas dans les sondages depuis des mois?
Radio-Canada s’est entretenu avec cinq politologues de différents horizons pour tenter de répondre à ces questions. Tous s’accordent pour dire qu’il existe plus d’un facteur déterminant derrière la démission de Justin Trudeau. Voici certains de leurs éléments de réponse.
Difficile pour tout dirigeant d’échapper à l’usure du pouvoir et à une certaine lassitude de la population, estime Charles-Étienne Beaudry, professeur à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa et auteur du livre Radio Trump : Comment il a gagné la première fois.
Au cours des dernières décennies, les premiers ministres canadiens ont eu du mal à rester en poste pendant dix ans ou plus, indique M. Beaudry. [Stephen] Harper a été en poste pendant neuf ans, [Jean] Chrétien pendant dix ans, [Brian] Mulroney, neuf ans. Même Pierre Elliott Trudeau a perdu une élection après 11 ans au pouvoir avant de réussir à revenir pour quatre années supplémentaires.
Selon lui, en 2015, Justin Trudeau a réussi à séduire les Canadiens avec une fougue et une jeunesse respirant l’énergie. Il semblait représenter superbement l’élégance canadienne sur la scène internationale.
Il représentait des valeurs canadiennes progressistes : féminisme, ouverture à l’immigration, réconciliation avec les Autochtones, tolérance notamment sur le plan de la légalisation de la marijuana. Avec le temps, cette étoile a pâli.
Les événements au Canada comme à l’international, les tendances réactionnaires contemporaines l’ont affaibli, ont brisé son lien affectif avec les Canadiens
, dit-il encore.
Une approche sermonneuse
Pour Guillaume Dufour, professeur de sociologie politique à l’Université du Québec à Montréal, l’usure du pouvoir a certainement été un facteur central
, mais certains facteurs ont amplifié cette usure
. Il cite notamment la pandémie et l’inflation qui en a découlé
, même si ces deux phénomènes n’ont pas uniquement touché le Canada, frappant de plein fouet un grand nombre de gouvernements occidentaux
.
Au Canada, ces facteurs ont été amplifiés par la crise de l’accès à la propriété qui frappe notamment la plus jeune génération
, explique-t-il.
Selon M. Dufour, le style de gestion de Justin Trudeau a aussi contribué à exaspérer une partie de la population : Sur le plan identitaire, l’approche très clientéliste du premier ministre, versant parfois dans la caricature, a fini par nourrir la perception d’un gouvernement qui fait de la politique à la carte.
L’image d’un premier ministre qui passait beaucoup de temps à s’excuser a contribué à associer la marque libérale à une marque culpabilisante et moralisatrice.
À la longue, plusieurs auraient aimé que le premier ministre défende une identité nationale plus substantielle
, soulève-t-il.
Le pourcentage de Canadiens qui sont fiers d’être Canadiens est à son plus bas depuis longtemps, ajoute M. Dufour. Dans un contexte où l’inflation force les gens à se serrer la ceinture et où plusieurs jeunes ont l’impression qu’ils n’auront pas le niveau de vie de la génération précédente, l’approche sermonneuse du gouvernement libéral a fini par démotiver et irriter une partie de la population.
Une déconnexion avec la population
Pierre Martel, professeur d’études politiques et d’administration publique à l’Université d’Ottawa, estime pour sa part que Justin Trudeau et son équipe n’ont pas réussi à ajuster leurs politiques après la pandémie, donnant l’impression qu’ils sont déconnectés
des questions économiques qui préoccupent la population.
Selon cet ancien haut fonctionnaire, qui a travaillé pendant plus de 30 ans au sein du gouvernement fédéral, le gouvernement Trudeau a quand même réussi […] à faire rebondir l’économie canadienne
après la pandémie.
En matière de gestion de la dette, on est beaucoup mieux que les États-Unis ou que les autres pays industrialisés de l’OCDE, dit-il. Mais depuis 2023, il a continué avec son agenda progressiste [en raison de] son accord avec le Nouveau Parti démocratique, qui était réellement un agenda de gauche.
L’entente entre le NPD et le gouvernement libéral, qui a pris fin en septembre dernier, a notamment donné lieu à plusieurs mesures, dont le Régime canadien de soins dentaires et la loi anti-briseurs de grève.
Oui, il y a eu de grandes réalisations, comme la baisse de la pauvreté [au Canada] et la légalisation du cannabis, explique M. Martel. Mais, au sortir de la pandémie, [Justin Trudeau] ne donnait pas d’indication qu’il se préoccupait des questions économiques.
En 2024, on a vu que l’économie a ralenti et que les dépenses ont continué à augmenter. […] Il y a eu une certaine déconnexion avec les préoccupations de la population, avec l’inflation.
M. Martel estime par ailleurs que l’augmentation de la dette publique, même si elle est moins importante qu’ailleurs dans le monde, a contribué à décourager une partie de la population. Selon lui, le gouvernement a brisé ses promesses de rééquilibrer
le budget à plusieurs reprises, et finalement, ça n’est jamais arrivé
.
Cela a fait perdre beaucoup de crédibilité à M. Trudeau auprès de la population
, dit-il encore.
M. Martel souligne enfin les effets néfastes de la désinformation, propagée par les réseaux sociaux, sur l’opinion publique. Ça roule vite […] et les gens ne prennent pas le temps d’examiner la complexité des problèmes et d’essayer de les analyser pour mieux les comprendre, commente-t-il. On publie des clips de 10 secondes et on exprime sa pensée en deux ou trois phrases sur des sujets très complexes sur X. À un moment donné, les gens se font bombarder d’informations et ne s’y retrouvent plus.
Un concours de circonstances
La cote de popularité des libéraux est à la traîne dans les sondages depuis plusieurs mois, mais a atteint un creux historique à la fin de 2024 avec un taux d’approbation de 16 %, selon les dernières données de la firme Angus Reid. Il s’agit du pire score de l’histoire du PLC.
Selon Jennifer Robson, professeure agrégée au programme d’études supérieures en gestion politique à l’Université Carleton, les libéraux de Justin Trudeau ont commencé à perdre des appuis dans les sondages à peu près au moment où le taux d’inflation a commencé à augmenter un peu
.
Mais elle estime qu’il serait injuste d’imputer aux seules politiques libérales la hausse du coût de la vie. Selon elle, les perturbations qui ont affecté les chaînes d’approvisionnement pendant la pandémie
ont joué un grand rôle dans l’augmentation des prix des biens et services.
Par ailleurs, lorsque les restrictions sanitaires ont été levées, les gens, qui avaient économisé de l’argent ont commencé à dépenser beaucoup plus
. Résultat : Cette demande excédentaire a fait grimper les prix.
Elle explique qu’il s’agit d’un phénomène international, qui n’est pas propre au Canada
. On peut le constater partout en Europe et même aux États-Unis
, dit-elle.
Selon Mme Robson, c’est la perception des gens qui a changé
depuis la fin de la pandémie. Avant la crise sanitaire, les ménages étaient nombreux à penser que leurs revenus étaient suffisants pour faire face au coût de la vie, dit-elle. Pendant longtemps, on observait une certaine stabilité quant à la perception des ménages
par rapport à leur pouvoir d’achat, mais la pandémie a donné un coup à cette perception-là […] et on n’a jusqu’à présent pas pu la rétablir
à son niveau prépandémique.
Il y a tout un concours de circonstances qui a conduit à cela. […] Et je pense que les effets de la pandémie sont encore bien ressentis, surtout sur le plan de la confiance des consommateurs, malgré le fait que les indicateurs macroéconomiques nous disent que les choses ne vont pas si mal en réalité.
Mme Robson concède toutefois que la mauvaise gestion de certaines politiques
en lien avec l’immigration a pu également contribuer à la baisse de la popularité de Justin Trudeau. Il est vrai que le gouvernement [libéral] s’est fixé des objectifs élevés en immigration sans nécessairement mettre en place les services nécessaires
pour faciliter l’intégration des nouveaux arrivants. Cela comprend le logement et l’éducation, oui, mais aussi les cours de langues, les formations professionnelles, etc.
Mais encore une fois, il ne s’agit pas d’un enjeu proprement canadien, dit-elle. Je regarde ce qui se passe en France, au Royaume-Uni, en Italie, aux États-Unis, en Allemagne… Tous ces pays font eux aussi face à une forte pression publique contre l’immigration.
Immigration clandestine, laïcité…
La question de l’immigration irrégulière, notamment celle arrivant par le fameux chemin Roxham entre les États-Unis et la Montérégie, a particulièrement exacerbé les tensions entre le gouvernement fédéral et plusieurs provinces, dont le Québec, juge André Lamoureux, politologue et professeur au Département de science politique de l’UQAM.
Malgré la fermeture de ce passage en mars 2023, des milliers de migrants continuent d’entrer clandestinement au Québec à partir des États-Unis, selon un récent rapport des services frontaliers canadiens.
Le premier ministre du Québec, François Legault, dénonce depuis des mois cet afflux qui, selon lui, accentue la pression sur les services publics de la province. L’été dernier, il avait réussi à obtenir un front commun des provinces pour demander à Ottawa une juste répartition
et un contrôle
des demandeurs d’asile en fonction de la capacité de chaque province et de chaque territoire à fournir des logements et des services.
Le gouvernement Trudeau, de son côté, dit faire sa part
, tout en dénonçant un manque de collaboration
de la part de certaines provinces.
Mais il n’y a pas que l’immigration clandestine qui nuit aux relations entre le fédéral et les provinces, note M. Lamoureux. Selon lui, le gouvernement Trudeau a revu à la baisse les transferts fédéraux, ce qui a provoqué beaucoup de colère, surtout au Québec, en raison de sa taille et des coûts que représentent les dépenses en santé et en éducation
.
Il accuse également le gouvernement libéral d’avoir exercé une ingérence sans précédent dans les compétences provinciales
.
Ces ingérences ont poussé certains à se poser la question : est ce qu’on est dans une confédération, une fédération ou dans un État unitaire?
En ce qui concerne le Québec, il cite enfin la bataille
qu’a menée Justin Trudeau contre la Loi sur la laïcité de l’État (aussi connue comme la « loi 21 »), qui a été adoptée en 2019 par l’Assemblée nationale.
L’offensive de Justin Trudeau dans ce dossier, qui est pourtant un principe bien ancré dans d’autres démocraties contemporaines, lui a énormément nui au Québec
, estime encore M. Lamoureux.
Cependant, tout n’est pas noir
, conclut-il, soulignant les bienfaits de certaines des politiques du gouvernement Trudeau sur la classe moyenne, comme l’Allocation canadienne pour enfants. C’est sa plus belle mesure, ajoute le politologue. Les allocations sont assez généreuses et cela a aidé beaucoup de familles, je n’en doute pas.
Source: Radio Canada