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Plateforme électorale libérale 2025, page 24 : le gouvernement Carney élaborera « une nouvelle politique étrangère complète ». Rien que ça. Si la promesse d’envergure a été peu débattue pendant la campagne, des indices disséminés ces derniers jours portent à croire que l’ancien banquier central devenu premier ministre compte l’articuler autour des intérêts économiques du Canada.
Le plus récent signal vient de Rome. Le premier ministre Mark Carney répond à une question sur les enjeux que les pays du G7 voudront discuter à Kananaskis, en Alberta, en juin prochain. « Le Canada a ce que le monde veut », a-t-il réitéré d’entrée de jeu, en citant l’énergie, les minéraux critiques et l’intelligence artificielle.
« C’est le croisement entre économie et sécurité – la géoéconomie, si vous voulez », a-t-il affirmé, dimanche, en précisant au passage que des pays comme l’Australie et la Corée du Sud ont obtenu un carton d’invitation pour ce sommet dans les Rocheuses canadiennes.
Qu’est-ce que la géoéconomie ?
« Les gouvernements utilisent la puissance économique de leur pays, issue des relations financières et commerciales existantes, pour atteindre des objectifs géopolitiques et économiques. Cette pratique est appelée géoéconomie », résument trois chercheurs américains dans un document publié en janvier 2024 à l’Institute for Economic Policy Research de l’Université Stanford, en Californie 1.
Quelques jours auparavant, dans l’Édifice de l’Ouest du parlement d’Ottawa, la nouvelle ministre des Affaires étrangères, Anita Anand, a offert ceci lorsqu’on lui a demandé de fournir un aperçu de ses priorités : « Je vais travailler très fort avec l’objectif de fortifier nos relations pour notre économie domestique. »
La veille, en entrevue, sa prédécesseure Mélanie Joly avait évoqué le principe de la diplomatie économique – qui relevait quasiment de l’hérésie aux yeux des libéraux en 2013, quand le gouvernement de Stephen Harper l’a mis de l’avant 2 – en expliquant la façon dont elle conçoit son nouveau rôle de ministre de l’Industrie.
« C’est une nouvelle diplomatie ; une diplomatie avec les chefs d’entreprise de partout à travers le monde », a-t-elle fait valoir après la cérémonie de prestation de serment du Cabinet.
Un virage majeur ?
Le bureau de la ministre Anand n’a pas donné suite à nos demandes d’entrevue.
Et comme sa lettre de mandat n’a pas encore été rendue publique, il est difficile de conclure si un virage majeur se prépare chez Affaires mondiales Canada, ou si le gouvernement minoritaire de Mark Carney disposera de suffisamment de temps, ne serait-ce que pour l’amorcer.
La plateforme du Parti libéral énonce cependant que « l’objectif est de déployer davantage de diplomates et fonctionnaires canadiens à l’étranger » et « d’élargir nos échanges commerciaux et de rétablir le leadership canadien ».
On y note aussi que « la dernière fois que le Canada a publié une politique étrangère complète était en 2005, à une époque où le monde était totalement différent de ce qu’il est aujourd’hui », et que le Canada va « sortir de l’ombre » des États-Unis pour « défendre [sa] souveraineté et [ses] valeurs dans le monde entier ».
« Tout le monde se réoriente »
Promettre une nouvelle politique étrangère plus assujettie aux intérêts économiques s’avère « la chose la plus prévisible à dire » dans le contexte actuel, juge Laurence Deschamps-Laporte, directrice scientifique du Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal (CERIUM).
« Ça ne m’étonne pas particulièrement. C’est la réponse à la question de l’urne sur Donald Trump. Je vois mal un ministre des Affaires étrangères, de n’importe quel parti, dire autre chose, dans le sens où c’est ce qui nous garde tous éveillés la nuit au Canada en ce moment », explique-t-elle.
Un repositionnement est toutefois impératif, croit Louise Blais, qui a roulé sa bosse au sein de la diplomatie canadienne pendant un quart de siècle. Car le Canada « s’est égaré en forgeant une politique étrangère axée sur l’exportation de nos valeurs et la défense des droits de la personne », dit-elle.
Il faut articuler une politique étrangère globale qui est beaucoup plus axée sur nos intérêts. Nos intérêts, ils sont d’abord économiques et sécuritaires – donc notre souveraineté territoriale et politique et notre prospérité économique.
Louise Blais, ancienne diplomate ayant notamment été consule générale à Atlanta
Au surplus, « tout le monde se réoriente dans la politique étrangère », insiste-t-elle.
S’il se concrétise, le virage pragmatique, plus économique, passerait par le détricotage d’une certaine psyché canadienne. « Au Canada, on a un syndrome profond de nostalgie en termes de politique étrangère, et on a beaucoup nourri cet imaginaire-là », souligne Laurence Deschamps-Laporte.
Nominations à surveiller
Déployer davantage de diplomates et de fonctionnaires à l’étranger, comme s’y engagent les libéraux dans la plateforme, entraîne des coûts. « On a la mauvaise habitude de toujours ajouter des choses. On ne revient jamais en arrière pour abandonner certaines initiatives ou groupes », déplore Louise Blais.
Sur le front diplomatique, il faudra surveiller le profil des personnes que Mark Carney pourrait envoyer dans les ambassades du Canada à Washington et à Londres, des missions qui sont respectivement pilotées par Kirsten Hillman et l’ex-ministre libéral Ralph Goodale depuis mars 2020 et avril 2021.
Le nom de l’ancien premier ministre du Québec, Jean Charest, que l’on a plusieurs fois vu commenter le conflit commercial entre le Canada et les États-Unis au réseau CNN, circule comme potentiel futur envoyé dans la capitale américaine. Selon nos informations, aucune offre ne lui a été faite et il n’a pas d’intérêt pour le poste.
« Le mandat que j’ai est un peu au plaisir du premier ministre. On va voir ce qui se passera, mais je n’ai pas l’intention de partir pour l’instant », a pour sa part indiqué Kirsten Hillman lors d’un entretien téléphonique, lundi dernier.
Source: la presse