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C’est l’un des divorces les plus marquants de l’histoire de la politique canadienne. Comment, en quelques semaines, la relation entre Justin Trudeau et sa plus proche alliée, Chrystia Freeland, a-t-elle pu éclater? Entre l’arrivée de Donald Trump, des luttes de pouvoir internes et une série de rencontres déterminantes, voici les coulisses de la chute du 23e premier ministre du Canada.
Prologue : L’éloignement
C’est le soir du 5 novembre après une journée pluvieuse. Justin Trudeau retrouve des députés libéraux dans un bar du centre-ville d’Ottawa. Ils sont réunis autour d’une bière pour regarder la soirée électorale américaine.
Au même moment, Chrystia Freeland est sur un plateau de télévision de CBC, où elle tente d’apaiser les inquiétudes des Canadiens. Je veux que les gens soient rassurés, peu importe ce que les Américains vont choisir, le Canada ira bien. Je dirais même plus que bien
, déclare-t-elle.
Ni Justin Trudeau ni Chrystia Freeland ne semblent se douter ce soir-là que le retour de Donald Trump sera le point de départ d’une succession d’événements qui vont causer, quelques semaines plus tard, une implosion à la tête du gouvernement fédéral.
Dans le mois qui suivra, des visions différentes vont s’installer entre l’entourage de Chrystia Freeland et le bureau du premier ministre sur la manière de se préparer à l’arrivée de M. rump.
À la mi-novembre, des premières tensions apparaissent. Alors que le gouvernement Trudeau réfléchit à de nouvelles mesures d’abordabilité pour les Canadiens, la ministre des Finances insiste : le pays doit avoir de l’argent en réserve pour faire face à l’incertitude économique que risque de provoquer le changement de garde à la Maison-Blanche.
Chrystia Freeland et Justin Trudeau se mettent d’accord sur un congé de TPS, mais les conseillers du premier ministre insistent pour qu’il soit accompagné de chèques de 250 $ aux travailleurs canadiens, pour un coût total de plus de six milliards de dollars. Mme Freeland n’est pas chaude à l’idée des chèques, et préfère qu’une seule mesure, et non deux, ne soit retenue pour limiter les dépenses.
Jusqu’au 20 novembre, la veille de l’annonce, des désaccords persistent.
À la fin, la volonté du bureau du premier ministre prend le dessus et Chrystia Freeland accepte d’aller de l’avant avec le dévoilement des deux mesures. Le 21 novembre, elle accompagne, toute souriante, le premier ministre dans une épicerie de Toronto pour l’annonce devant les caméras. Il s’agit de reconnaître que les travailleurs canadiens ont traversé des périodes difficiles
, déclare-t-elle.
Cet épisode fait apparaître les premières fissures entre Chrystia Freeland et son premier ministre. Un avant-goût de ce qui va venir.
Dans les semaines suivantes, leurs visions continueront de s’éloigner. Les tractations pour refaçonner le Conseil des ministres marqueront la rupture définitive entre les deux politiciens les plus puissants du Canada.
Chapitre 1 : Rebrasser les cartes
Le 25 novembre, les craintes deviennent réalité. Le 20 janvier, dans le cadre de l’un de mes nombreux premiers décrets, je signerai tous les documents nécessaires pour imposer au Mexique et au Canada un tarif de 25 % sur TOUS les produits entrant aux États-Unis
, écrit Donald Trump sur son réseau Truth Social.
Dans les jours qui suivent, les choses s’accélèrent au bureau du premier ministre. Le gouvernement doit se préparer à l’arrivée de Donald Trump et vite. Qui doit piloter le dossier américain? Un remaniement ministériel devient de plus en plus pressant. Il faut les bonnes personnes aux bonnes places.
L’idée de mettre sur pied un comité spécial Canada–États-Unis s’échafaude. La forme finale est encore floue. Le bureau du premier ministre souhaite que des gens de l’extérieur viennent mettre l’épaule à la roue, comme d’anciens premiers ministres provinciaux : Rachel Notley de l’Alberta, Christy Clark de la Colombie-Britannique, Jean Charest du Québec et Stephen McNeil de la Nouvelle-Écosse.
L’ancien maire de Toronto, John Tory, est aussi considéré. Les efforts sont assez avancés pour que Jean Charest accepte à priori d’y collaborer.
Une autre question demeure centrale : qui doit agir comme capitaine de la relation Canada–États-Unis? Dans l’esprit du premier ministre, l’idée de faire de Chrystia Freeland la maître d’œuvre de la réponse canadienne fait son chemin. Justin Trudeau imagine un rôle de leadership semblable à celui joué par sa vice-première ministre pendant la pandémie. Mais peut-elle occuper cette position en plus de ses fonctions de ministre des Finances?
Le 2 décembre, Chrystia Freeland rencontre M. Trudeau dans son bureau de l’édifice de l’Ouest de la cité parlementaire. Le sujet : l’énoncé économique à venir.
Selon une source dans l’entourage de Chrystia Freeland, le premier ministre lui assure, pendant cet entretien, qu’elle restera ministre des Finances jusqu’à la fin du mandat.
Mais les choses évoluent vite en politique
, souligne une autre source libérale haut placée. La situation n’était pas statique. Le président désigné devenait chaque jour de plus en plus agressif. Nous devions nous ajuster.
Plusieurs balles sont dans les airs.
Début décembre, Justin Trudeau mène en parallèle des discussions avec Mark Carney, ancien gouverneur de la Banque du Canada et conseiller économique du Parti libéral du Canada. Un rôle dans l’équipe Canada–États-Unis est évoqué.
Le premier ministre cherche une manière de le faire entrer au Cabinet, en prévision de l’arrivée de Donald Trump. M. Carney, lui, souhaite jouer un rôle économique. Il est intéressé par le ministère des Finances et le fait savoir.
Dans l’esprit de Justin Trudeau, il devient de plus en plus clair que Chrystia Freeland ne peut pas à la fois mener la charge sur la question américaine et occuper le poste de ministre des Finances.
Des conseillers de M. Trudeau vont plus loin. Ils estiment carrément qu’elle n’est pas une bonne communicatrice et souhaitent la tasser des Finances – un avis que ne partage pas le premier ministre. Pour lui, c’est avant tout une question de priorités et de charge de travail.
Un premier pas est franchi le dimanche 8 décembre. Vers 20 heures, Mme Freeland visite M. Trudeau à sa résidence de Rideau Cottage à Ottawa pour finaliser l’énoncé économique.
Les deux discutent de l’avenir de la mesure des chèques de 250 $ et de compressions supplémentaires que Chrystia Freeland souhaite réaliser.
Elle réitère que le Canada doit se garder des réserves financières pour affronter Donald Trump et milite pour couper plusieurs milliards de dollars en dépenses dans l’énoncé économique. Entre 8 et 12 milliards, selon nos sources. La question reste en suspens.
Justin Trudeau profite de l’occasion pour aborder un autre sujet. Il évoque l’idée que la vice-première ministre joue un plus grand rôle dans la relation Canada–États-Unis, avec l’arrivée de Donald Trump.
Pour ce genre de poste, qui était bâti pour Chrystia, ça n’aurait pas été faisable de faire les deux
, note une source libérale haut placée, qui ajoute que Mme Freeland aurait dû comprendre, à ce moment-là, qu’elle n’allait pas garder les Finances.
Mais dans l’entourage de la ministre, on insiste : elle n’avait aucune manière de savoir, le soir du 8 décembre, qu’elle allait être remplacée dans le poste qu’elle occupait depuis quatre ans.
Chapitre 3 : Le vendredi 13
Dans les jours qui suivent, les choses se corsent. Le 10 décembre, un article du Globe and Mail fait état de tensions grandissantes entre Chrystia Freeland et Justin Trudeau sur les mesures d’abordabilité. Des fuites qui ne sont pas sans rappeler celles qui ont précédé le départ d’un autre ministre des Finances quelques années plus tôt : Bill Morneau.
Chrystia Freeland, qui subit des attaques nourries des conservateurs, est troublée par l’absence de défense de la part du premier ministre. Elle souhaite qu’il sorte publiquement pour lui réitérer son soutien.
Mais le 11 décembre, Justin Trudeau et ses conseillers décident plutôt d’écarter les coupes de plusieurs milliards, proposées par Chrystia Freeland, pour l’énoncé économique.
Deux jours plus tard, c’est le début du naufrage.
Le vendredi 13 décembre, Justin Trudeau est en déplacement en Colombie-Britannique pour le lancement du navire NCSM Protecteur. Il convie sa ministre des Finances à un appel Zoom.
Pour la première fois, Justin Trudeau ouvre entièrement son jeu. Il explique à Chrystia Freeland son intention de la remplacer par Mark Carney aux Finances une fois l’énoncé économique passé.
Le premier ministre lui propose de rester vice-première ministre et de prendre la tête du dossier Canada–États-Unis en lui promettant l’autorité nécessaire sur les différents ministères touchés.
L’idée passe mal.
Chrystia Freeland s’inquiète de ne pas avoir les coudées franches et les leviers nécessaires pour mener l’effort, comme lorsqu’elle a renégocié l’accord de libre-échange nord-américain dans le premier mandat. Elle ne veut pas d’une coquille vide. Elle souhaite demeurer à la tête d’un ministère en bonne et due forme. Soit Finances pour gérer la riposte tarifaire, soit Affaires étrangères afin d’avoir l’autorité sur le corps diplomatique.
Des sources dans l’entourage du premier ministre assurent que la proposition de Justin Trudeau n’était pas une offre finale et que la conversation du 13 décembre ne devait pas être la dernière. Dans leur esprit, le plan proposé à Chrystia Freeland n’a rien d’une rétrogradation, au contraire. Le dossier canado-américain sera sans doute le plus important des années à venir.
Après l’appel, les contacts sont tendus. Les échanges continuent entre les deux bureaux dans les heures qui suivent. Le camp Freeland réitère ses inquiétudes quant au manque de pouvoirs dans la formule proposée. Le bureau du premier ministre promet de faire un suivi.
L’une des options étudiée par les conseillers de Justin Trudeau est d’ajouter le portefeuille des relations intergouvernementales aux responsabilités de Chrystia Freeland, question d’élargir la portée de son mandat. Elle serait responsable de coordonner la réponse du fédéral et des provinces, avec une autorité renforcée par l’entremise du Bureau du Conseil privé.
Les Affaires étrangères sont toutefois écartées : Si on lui avait donné le ministère au complet, ça aurait fait trop
, estime une source libérale haut placée, parce qu’il y aurait eu beaucoup d’autres dossiers importants à gérer, comme l’Ukraine, le Moyen-Orient ou l’ingérence étrangère.
La fin de semaine qui suit, Justin Trudeau la passe en Colombie-Britannique puisqu’il doit assister aux funérailles de l’ancien premier ministre John Horgan.
Chrystia Freeland et lui ne se reparlent pas.
C’est d’ailleurs, selon deux sources, l’un des plus grands regrets de Justin Trudeau : ne pas avoir rappelé sa vice-première ministre cette fin de semaine là.
Chapitre 3 : La détonation
Le matin du 16 décembre, Justin Trudeau est à bord du véhicule blindé qui le mène au Parlement quand il reçoit l’appel. Chrystia Freeland annonce sa démission. La conversation est courte. La surprise est totale.
Le premier ministre, raconte une personne qui l’a vu ce jour-là, est secoué jusqu’au cœur
.
Quelques minutes plus tard, la lettre de Mme Freeland est publiée sur X. La bombe éclate.
Des employés du bureau de Justin Trudeau apprennent la nouvelle à la télévision.
Au même moment, une douzaine de ministres sont réunis dans la salle du cabinet pour consulter une copie de l’énoncé économique qui sera déposé plus tard dans la journée. Ils n’ont conscience de rien parce qu’ils ont été forcés, quelques minutes plus tôt, de laisser leur téléphone à l’entrée.
La ministre Filomena Tassi sort de la salle un instant et revient, l’air catastrophée, après avoir consulté son cellulaire : Chrystia vient de démissionner!
Tous les autres membres du cabinet se précipitent hors de la pièce pour aller lire la lettre de leur ex-collègue. Certains expriment de la colère contre le premier ministre et son entourage.
La réunion du conseil des ministres prend du retard. Justin Trudeau se fait attendre. Un employé de son bureau vient chercher Dominic LeBlanc, qui revient, quelques minutes plus tard, en annonçant qu’il va présider la rencontre.
Justin Trudeau arrive finalement et prononce une brève allocution à la fin de la réunion, clairement sous le choc. Il affirme regretter sincèrement ce qui est arrivé et dit vouloir évaluer un certain nombre de choses. Pour la première fois devant ses ministres, il parle à deux reprises de son avenir
.
La situation est surréaliste. Les ministres reçoivent la directive d’aller se préparer pour la période des questions, comme d’habitude. On n’a aucune information. On a gardé le fort, c’est tout ce qu’on pouvait faire
, explique une source présente à la rencontre.
Au bureau de M. Trudeau, pendant ce temps, c’est le branle-bas de combat. Avant même de songer à l’avenir du chef, il faut passer à travers la journée. Personne n’a jamais déposé d’énoncé économique sans ministre des Finances. Est-ce même possible? Si oui, qui peut le faire?
Le chef libéral, lui, réunit ses proches conseillers et quelques ministres. Le québécois François-Philippe Champagne fait savoir proactivement qu’il ne veut pas du portefeuille des Finances.
Justin Trudeau prend contact avec Mark Carney. L’ex-gouverneur de la Banque du Canada lui annonce qu’il n’est plus intéressé par le rôle aux Finances, étant donné le contexte explosif de la démission de Chrystia Freeland.
C’est finalement Dominic LeBlanc, ami de longue date du premier ministre, qui accepte d’être nommé dans le rôle en urgence. Une cérémonie est organisée en catastrophe à Rideau Hall.
L’Acadien est assermenté en fin d’après-midi, au même moment où l’énoncé, qui contient un déficit de 62 milliards de dollars, est déposé aux Communes.
En soirée, quand tous les députés libéraux se réunissent à huis-clos, la poussière est loin d’être retombée. Des dizaines de journalistes et de caméramans sont entassés dans le lobby de l’édifice Sir John A. Macdonald, juste en face du Parlement. Derrière les portes closes, Chrystia Freeland est accueillie sous les applaudissements. Le premier ministre, aussi, un peu plus tard.
Justin Trudeau prend la parole et explique aux députés que la conversation du vendredi 13 décembre avec Chrystia Freeland aurait dû se passer différemment. Il annonce qu’il prendra la période des fêtes pour réfléchir.
Des députés défilent ensuite au micro. Plusieurs sont en colère contre le chef libéral, d’autres contre Mme Freeland. Certains lancent un appel à l’unité.
Durant la rencontre, Chrystia Freeland prend l’initiative d’aller faire une accolade à Justin Trudeau.
Ce sera leur dernière interaction.
Chapitre 4 : Constater les dégâts
Justin Trudeau passe la semaine du 16 décembre terré dans son bureau. Il demande l’avis de ses plus proches collaborateurs en tête-à-tête. Il souhaite entendre la vérité. Peut-il survivre? Y a-t-il une voie de passage?
Au moins deux ministres lui disent que non.
Des élus libéraux et des conseillers de hauts rangs naviguent entre colère et amertume. Certains croient que le geste de Chrystia Freeland était prémédité et motivé par des ambitions politiques.
Selon un libéral haut placé, Mme Freeland visait la jugulaire
du premier ministre. Sa lettre est unique dans son niveau de destruction
, estime une autre source, qui pense, par ailleurs, que Mme Freeland y a exagéré les désaccords économiques qu’elle avait avec Justin Trudeau
.
Toute la semaine, silence radio du premier ministre, qui réfléchit, étudie des scénarios. Son équipe de communication fait le choix d’annuler ses entrevues de fin d’année. Les députés libéraux sont de plus en plus nombreux à demander son départ. Chrystia Freeland et Mark Carney semblent déjà en train de préparer la suite en multipliant les appels au caucus.
La décision sur son avenir, Justin Trudeau la prendra après un séjour dans un centre de ski de la Colombie-Britannique. Quelques virages dans la neige, à défaut d’une marche, comme le patriarche.
Chapitre 5 : La sortie
La journée qui précède sa démission, Justin Trudeau la passe avec son ami de longue date, le ministre Marc Miller. Au souper, il annonce la nouvelle à ses enfants.
Tout se passe dans le plus grand secret. Le dimanche soir 5 janvier, seule une poignée de très proches conseillers sont mis au courant de ses intentions.
Lundi matin, la nouvelle, que plusieurs anticipaient, est annoncée lors d’une réunion téléphonique avec le personnel haut placé du bureau du premier ministre.
Justin Trudeau, lui, se rend voir la gouverneure générale, sa voisine, pour proroger la session du Parlement. Il prépare ensuite sa dernière conférence de presse dans le salon de Rideau cottage, accompagné de trois conseillers. Ses enfants Xavier et Ella-Grace le regardent enfiler son manteau avant de sortir rencontrer les médias.
Après son allocution aux Canadiens suit celle, en privé, avec le personnel de son bureau. Des dizaines d’employés sont réunis en personne à l’édifice du 80, rue Wellington. Justin Trudeau répond aux questions et écoute les remerciements. Des employés pleurent. Ils sont bouleversés par les récents événements et expriment leur tristesse à l’égard du premier ministre.
Depuis, dans les derniers jours, plusieurs ont décrit Justin Trudeau comme serein
face à son choix, même s’il n’a pas été maître de sa sortie.
Le divorce avec Chrystia Freeland est scellé. Impossible, maintenant, de revenir en arrière.
Source: Radio Canada