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Depuis des mois, lorsqu’il est question des Forces armées canadiennes, la fameuse cible de 2 % du PIB en dépenses militaires fixée par l’OTAN revient constamment à l’avant-scène. Or, année après année, la Défense nationale est incapable de dépenser les budgets alloués.
Le premier ministre Justin Trudeau va débarquer à Washington pour le sommet de l’OTAN dans quelques jours, le 9 juillet, avec, dans ses bagages, un secret qui sort rarement des murs du nouveau quartier général du ministère de la Défense, au campus Carling, en banlieue d’Ottawa : les Forces armées canadiennes n’ont pas de problèmes d’argent. Pas du tout, même.
Pourtant, le Canada se fera encore une fois rappeler à l’ordre par ses alliés, qui tiennent à la fameuse cible de dépenses de 2 % du PIB dans le secteur de la défense, à laquelle tous les pays membres de l’OTAN doivent se conformer.
Le Canada, malgré un effort au cours des dernières années, se situe à 1,37 %, au 27e rang (Nouvelle fenêtre) sur les 32 membres de l’Alliance. Le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, l’a encore répété lors de son passage à Ottawa (Nouvelle fenêtre), à la mi-juin.
Or, si, demain matin, le gouvernement canadien ajoutait 15 milliards de dollars par année au budget du ministère de la Défense pour se conformer à ses engagements envers l’OTAN, les Forces canadiennes ne sauraient pas quoi en faire.
Justin Trudeau va-t-il partager son secret avec les autres chefs d’État ou de gouvernement réunis?
Il pourrait utiliser cette information pour réduire les pressions politiques de la part des autres États membres de l’OTAN en leur expliquant ce paradoxe canadien : ce n’est pas une question d’argent mais de moyens de parvenir à le dépenser.
Ou alors le premier ministre pourrait garder ce secret pour lui, étant donné que cela traduit à quel point notre armée est en bien plus mauvais état que le laissent penser les beaux discours sur la relance des Forces canadiennes que les politiciens prononcent depuis quelques années.
Sous le capot, la machine militaire canadienne n’a plus rien de strong and free, les mots qui tapissent la couverture des cahiers en couleur des plans stratégiques (Nouvelle fenêtre) de la Défense nationale.
L’armée est affligée d’une multitude de problèmes, dont un qui menace carrément son existence – j’y reviens un peu plus loin –, mais le financement n’est pas la difficulté la plus pressante.
Depuis cinq ans, jamais le ministère de la Défense nationale n’a été en mesure de dépenser tous les crédits budgétaires alloués par le gouvernement et votés par le Parlement. De l’argent dort dans les coffres, est reporté aux années suivantes ou est carrément retourné dans le budget consolidé du gouvernement du Canada.
Et la tendance s’accentue, selon la compilation de Radio-Canada. Depuis 2018-2019, lorsque l’argent non dépensé a atteint la somme d’un demi-milliard de dollars, les montants non utilisés frôlent ou dépassent le milliard de dollars par année. En 2021-2022, c’est même 2,5 milliards de dollars qui n’ont pas été dépensés, soit 9,4 % du budget total.
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Pourquoi? Officiellement, le ministère de la Défense nationale affirme que ses grands projets nécessitent de la flexibilité financière d’une année à l’autre. Le Ministère adopte un modèle de financement souple afin de garantir que les projets reçoivent le financement nécessaire quand ils en ont besoin, a écrit un porte-parole des Forces canadiennes par courriel lorsqu’on l’a sollicité pour cet article.
C’est vrai, mais ce n’est pas toute l’histoire. La souplesse n’explique pas à elle seule l’incapacité à dépenser, année après année, les sommes octroyées par le gouvernement.
Différentes sources au sein du ministère de la Défense soulignent que les Forces canadiennes sont inaptes à faire aboutir leurs projets à l’intérieur des échéanciers prévus, effectuent une mauvaise planification des dépenses et manquent de personnel, civil et militaire, pour gérer les projets, ce qui mène à une inefficacité chronique et à des occasions manquées.
Pendant que les effectifs de la fonction publique (Nouvelle fenêtre) fédérale grimpaient de 26 % entre 2010 et 2023, le nombre d’employés au ministère de la Défense n’a, au contraire, pas bougé pendant la même période (+ 0,2 %), alors que les projets d’acquisition d’avions, d’hélicoptères, de chars et de navires se multipliaient.
Ce ne sont pas les projets et les idées qui manquent pour dépenser. On est juste incapables de le faire! m’a raconté une source au sein du ministère de la Défense, qui connaît bien le processus budgétaire.
Le ministre responsable des Services publics et de l’Approvisionnement, Jean-Yves Duclos, l’a reconnu le 30 mai dernier devant un parterre de fonctionnaires, de militaires et de chefs d’entreprise réunis annuellement par l’Association des industries canadiennes de défense et de sécurité, à Ottawa.
Dans l’état actuel des choses, l’approvisionnement de défense peut s’avérer long et ardu, a affirmé Jean-Yves Duclos. Le processus doit être simplifié. Nous entreprenons un examen de l’approvisionnement de défense pour déterminer dans quelle mesure nous pouvons accélérer le processus. […] Pour réussir cette transformation, nous devrons remettre en question le statu quo à plusieurs égards.
Un exemple parmi d’autres : en 2011, le gouvernement Harper avait annoncé le remplacement des destroyers et des frégates (Nouvelle fenêtre) de la Marine royale par 15 nouveaux navires de combat. Treize ans plus tard, ils ne sont toujours pas à l’étape de la construction. Peut-être, avec de la chance, qu’un peu de métal sera plié et coupé cet été sur le chantier d’Irving, en Nouvelle-Écosse. Peut-être.
Entre-temps, la facture est passée de 26 à 60 milliards de dollars. Le directeur parlementaire du budget, Yves Giroux, estime même que le coût de ce projet d’acquisition de navires franchira les 80 milliards de dollars. C’est 5,3 milliards de dollars par navire…
Bref, on peut bien promettre d’augmenter le budget de la Défense, comme l’a fait le gouvernement Trudeau en avril dernier en annonçant 73 milliards de dollars sur 20 ans, ce qui porterait le pourcentage de dépenses à 1,76 % du PIB en 2030, mais rien ne garantit que les sommes seront dépensées rapidement… ou qu’elles le seront tout court.
La spirale de la mort
La vraie question est la suivante : y aura-t-il des militaires pour manœuvrer et entretenir ces nouveaux bateaux lorsqu’ils entreront en service, aux alentours de 2030? Il manque plus de 1000 marins à l’heure actuelle. Un membre d’équipage me signalait récemment, mi-sérieux, mi-blagueur, qu’il espère que les prochains navires de combat seront très automatisés, sinon, ils vont rester à quai souvent!.
Cela nous mène au principal problème des Forces canadiennes, qui n’est pas d’ordre financier : il s’agit d’un problème de ressources humaines. La pénurie de soldats, à tous les échelons, dans tous les corps – air, terre et mer –, a atteint un tel degré de gravité qu’elle représente maintenant un danger existentiel pour cette institution. La réputation du Canada à l’étranger commence à en souffrir. Sa capacité à faire tout simplement son travail, y compris au Canada, est compromise.
Il manque un peu plus de 16 000 militaires (Nouvelle fenêtre) pour atteindre le minimum requis par l’armée pour effectuer ses missions (les Forces canadiennes comptent un effectif environ 100 000 membres si on inclut les 28 500 réservistes). Ce trou représente 15 % des effectifs : c’est énorme.
Et ces chiffres ne traduisent pas adéquatement la réalité, parce que plus de 10 000 militaires de la force régulière sont officiellement en poste mais impossibles à déployer en raison d’un manque de formation – il manque aussi d’instructeurs – ou parce qu’ils sont blessés ou malades.
Des artilleurs canadiens tirent avec un obusier M-777, dont plusieurs exemplaires ont été donnés à l’Ukraine pour repousser les forces russes. Il manque plus de 16 000 militaires dans les rangs de l’armée canadienne.
Dans les rangs, le moral est en berne. Dans n’importe quelle armée du monde, la ressource la plus importante, avant les avions ou les tanks, c’est le personnel. Or, ce qui se passe au sein des Forces depuis quelques années, c’est l’hémorragie totale, affirme Mario Couture, un ancien major qui vient de prendre sa retraite après 39 ans dans les Forces canadiennes. Il a notamment été déployé à trois reprises lors du conflit en Afghanistan.
Les experts sont d’accord. C’est la crise la plus sérieuse qu’affrontent les Forces, et de loin. Et on en parle trop peu, affirme Philippe Lagassé, expert militaire à l’Université Carleton. Justin Massie, codirecteur du Réseau d’analyse stratégique à l’UQAM, ajoute : Bien avant le financement, l’armée a des problèmes structurels importants à régler.
Philippe Lagassé et Justin Massie ont récemment publié un long texte (Nouvelle fenêtre) intitulé « Ne comptez pas sur nous : l’impréparation militaire du Canada », qui vaut la peine d’être lu. L’armée canadienne se trouve dans un état désastreux et peine à subsister, écrivent-ils.
En mars dernier, le ministre de la Défense nationale, Bill Blair, a même parlé de spirale de la mort pour décrire ce phénomène. Au cours des trois dernières années, il y a eu plus de départs que d’arrivées. C’est franchement une spirale de la mort pour les Forces armées canadiennes. Nous ne pouvons pas nous permettre de continuer à ce rythme. Nous devons agir différemment.
Lors de cette entrevue (Nouvelle fenêtre) à Global News, le ministre a ajouté, un brin alarmé : Si ce qu’on a fait pendant des décennies ne fonctionne plus, on ne peut pas continuer à le faire!
Le Canada doit déjà refuser d’aider ses alliés dans certaines circonstances. Récemment, Ottawa a été incapable de déployer des militaires au sein de la nouvelle mission de l’ONU pour stabiliser Haïti, comme le lui demandaient les États-Unis.
Au Canada, les parades et les cérémonies ont été réduites au strict minimum. Le gouvernement fédéral a été prévenu qu’advenant une autre crise sanitaire, l’armée n’aurait pas les effectifs nécessaires pour donner un coup de main dans les CHSLD ou dans les résidences pour personnes âgées, comme ce fut le cas au Québec et en Ontario aux pires jours de la COVID-19, en 2020.
Selon un document interne (Nouvelle fenêtre) confidentiel obtenu par CBC, seulement 45 % de la flotte aérienne est opérationnelle, tandis que la Marine royale canadienne fonctionne à 46 % de sa capacité, en moyenne, et l’armée de terre, à 54 %.
Si rien ne change, dans cinq ou dix ans, nous ne pourrons plus nous déployer à l’étranger ni même au Canada pour aider les pouvoirs civils aux prises avec des feux de forêt ou des inondations. Nous n’aurons pas assez de monde, soutient l’ex-major Mario Couture, qui s’inquiète de la hausse du nombre de catastrophes provoquées par les bouleversements climatiques.
Et pourtant…
Or, dans le plus récent plan stratégique de la Défense, présenté en grande pompe en avril, un mois après ce coup de gueule du ministre de la Défense, l’hémorragie de personnel ne constituait pas le point d’orgue de ce document. La liste de priorités faisait la part belle aux gros dollars pour l’achat d’équipement militaire – peut-être des sous-marins neufs dans 20 ans! – et à la volonté d’atteindre la cible de 2 % du PIB fixée par l’OTAN.
Des phrases comme celle-ci ne traduisent pas un grand sentiment d’urgence : Nous reconstituerons les Forces armées canadiennes pour qu’elles atteignent l’effectif établi et nous jetterons les bases de la croissance nécessaires pour disposer d’une capacité et d’une souplesse suffisantes pour répondre aux besoins nationaux accrus et aux demandes internationales.
Pourtant, la gestion des ressources humaines est une priorité inscrite dans le plan stratégique des Forces depuis 2017. Les généraux en parlent en entrevue depuis deux ans, sans grands changements concrets.
Le recrutement est difficile, la formation est lente, la rétention du personnel est déficiente… Les Forces canadiennes sont plombées par des scandales d’inconduite sexuelle, par une chaîne de commandement qui n’est pas attentive aux besoins de ses soldats et qui ne leur donne pas de défis stimulants (Nouvelle fenêtre) ainsi que par un marché de l’emploi dynamique qui offre une multitude de possibilités aux jeunes qui entrent sur le marché du travail.
La société change et l’armée est en retard d’un convoi. Par exemple, les nombreux transferts entre des bases différentes pendant une carrière font partie des irritants cités par les militaires depuis de nombreuses années, ce qui contribue aux départs hâtifs des soldats à la retraite.
C’est énormément de sacrifices pour le soldat et sa famille, témoigne Mario Couture, qui a lui-même dû subir les déplacements d’un bout à l’autre du pays pendant trois décennies. Toutes les fois où on est transféré ailleurs, on perd notre médecin de famille et notre dentiste, le conjoint ou la conjointe doit souvent quitter son emploi pour suivre, les enfants changent d’école et perdent leurs amis… Les militaires sont usés prématurément par ce mode de vie. Dans une société qui vit dans le confort, ce n’est plus accepté.
Pourtant, même si le nombre de transferts a diminué depuis quatre ans, ils demeurent très élevés, à près de 6000 par année. Les transferts de personnel d’une base à l’autre ne diminuent pas vraiment, en réalité. Il y a juste moins de monde à transférer en raison de la pénurie de personnel. La mentalité n’a pas changé, explique un militaire qui a requis l’anonymat parce qu’il est toujours en service actif et n’a pas le droit de s’exprimer publiquement.
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Le chef d’état-major de la Défense, le général Wayne Eyre, a récemment affirmé que l’éloignement des bases contribue au problème. On ne se mentira pas : Petawawa, ce n’est pas comme le centre-ville de Toronto ou même celui d’Ottawa, a-t-il déclaré. Sauf que pour assurer une couverture optimale, nous avons besoin d’avoir du personnel à Cold Lake, à Bagotville et près des deux océans, donc c’est un défi pour nous de trouver des manières de rendre ces destinations attrayantes.
J’ai tenté d’en savoir davantage sur la gestion des ressources humaines, sur le recrutement et sur les changements à venir, mais ma demande d’entrevue pour parler à un haut gradé responsable de ce secteur, formulée il y a plus de six semaines, est restée lettre morte.
J’aurais voulu savoir, par exemple, pourquoi, en 2024, la quasi-totalité des 32 bases militaires n’ont pas encore de service de garde à temps plein alors que la majorité des soldats sont des parents et que plusieurs ont des enfants en bas âge.
Le ministère de la Défense nationale vient tout juste d’annoncer une enveloppe de 100 millions de dollars pour créer des garderies, alors que ce problème est soulevé par les militaires depuis 20 ans. Les services de garde sont pour la plupart des haltes-garderies occasionnelles ou d’urgence, gérées par les centres de ressources pour les familles de militaires, des OBNL qui font ce qu’ils peuvent avec les moyens du bord.
La crise du logement joue aussi
La crise du logement joue aussi un rôle dans les difficultés des Forces armées à retenir leur personnel. Le manque d’appartements ou de maisons près des bases, souvent situées en région, complique la vie des familles qui débarquent après un transfert.
Les loyers élevés jouent des tours aux militaires. Un soldat récemment transféré du Colorado, où il avait été envoyé pour le NORAD, vers Victoria, en Colombie-Britannique, a eu la surprise de ne rien trouver à moins de 4000 $ par mois! Disons que ça gruge pas mal ta paie!
, m’a-t-il dit, résigné, en refusant d’en parler à visage découvert parce qu’il est encore en service actif.
Dans le plus récent plan stratégique (Nouvelle fenêtre) dévoilé en avril, les Forces ont réservé une somme pour rénover les logements de militaires mis à la disposition de ceux-ci sur les bases mais qui sont jugés désuets par les militaires qui les utilisent. Une somme de… sept millions de dollars sur cinq ans! Pour 32 bases dans tout le pays… Et rien pour les deux prochaines années, alors que la crise fait rage maintenant. Plusieurs militaires à qui j’ai parlé depuis avril considèrent cette somme famélique comme une insulte.
L’armée peut bien tenter d’améliorer ses pratiques à la marge, par exemple permettre les cheveux longs et le vernis à ongles ou encore accepter ceux qui ont souffert d’une allergie (Nouvelle fenêtre) aux arachides dans leur jeunesse – oui, vous avez bien lu : ils étaient refusés jusqu’à récemment –, ce n’est pas ce qui va provoquer une ruée vers les Forces canadiennes ou contribuer à retenir ceux qui songent à accrocher leur uniforme (Les Forces armées ont récemment annoncé qu’elles faisaient marche arrière sur certains assouplissements aux règles relatives à la tenue et à l’hygiène des soldats, NDLR).
Il faudrait un plan de reconstruction ambitieux, de remise sur pied de l’institution, une mobilisation sans précédent du ministre jusqu’aux simples soldats pour courtiser les jeunes, les former rapidement, améliorer les conditions de travail et de vie des militaires pour ainsi faire des Forces armées canadiennes un employeur de choix, ce qu’il n’est plus.
L’armée n’a pas tant besoin d’argent et de promesses de financement. Elle doit surtout arrêter de s’imaginer en train de sauver le monde pour plutôt commencer une mission urgente : s’occuper de son monde, ici, maintenant, avant qu’il ne soit trop tard.
Source: Radio Canada