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Soutenues par des fonds d’investissement, les cliniques privées ne cessent de se développer. Elles représentent plus du tiers des lits d’hospitalisation du pays.
Par Alexandre Aublanc (Casablanca, correspondance) Le Monde 22 avril 2024
Ce fut l’introduction à la Bourse de Casablanca (Maroc) la plus commentée de l’année 2022. Avec 4,5 milliards de dirhams (environ 415 millions d’euros) de souscriptions, soit près de quatre fois le montant demandé, le groupe Akdital, propriétaire du premier réseau de cliniques privées du Maroc, réalisait la plus importante levée de fonds qu’a connue la place boursière depuis quatorze ans.
Plus de 8 000 porteurs de 32 nationalités, particuliers comme institutionnels, se ruèrent sur l’action. Au prix d’émission de 300 dirhams, son cours s’est depuis envolé, pour se stabiliser autour de 740 dirhams. Une hausse fulgurante observée d’ordinaire dans l’immobilier ou le BTP.
« Très peu d’entreprises sont parvenues à réaliser une telle performance », souligne Marwane Najimi, analyste chez Sogecapital Bourse.
L’entrée fracassante d’Akdital sur le marché boursier fut – et reste – la première cotation au Maroc d’une entreprise de santé. Le médecin Rochdi Talib, son fondateur et PDG, avait détaillé aux investisseurs ses besoins en financement : ouverture de nouvelles cliniques, modernisation des équipements, diversification de l’offre.
Avec, en ligne de mire, un chiffre d’affaires qu’il prévoyait de doubler, pour atteindre 2,2 milliards de dirhams en 2023. Il ne fut finalement « que » de 1,9 milliard de dirhams, mais le rythme de croissance de ses revenus (+ 500 % en quatre ans) a fait d’Akdital, un groupe créé en 2017, le symbole de l’essor de l’investissement privé dans la santé au Maroc.
Une porte ouverte aux fonds d’investissement Il n’est qu’à voir la multiplication du nombre des cliniques privées : moins de 100 en 1990, plus de 400 aujourd’hui, soit près de 90 % des structures de soins primaires du pays. Au total, près de 15 000 lits – plus du tiers de la capacité d’accueil nationale en hospitalisation –, dont la majorité dans des établissements à but lucratif.
Le constat est frappant : quand le nombre des lits dans les hôpitaux publics a baissé de 1 % entre 2017 et 2022, celui des cliniques privées a augmenté de 50 %. Concernant Akdital, d’une clinique en 2017, le groupe est passé à vingt-deux établissements de santé. Et prévoit d’en ouvrir quinze nouveaux d’ici à la fin de 2024.
Cette accélération inédite doit beaucoup à la « loi 131-13 », adoptée en 2015. Ironie de l’histoire, c’est un cadre historique du Parti du progrès et du socialisme, Houcine El Ouardi, alors ministre de la santé (2012-2017), qui a porté ce texte ayant ouvert le capital des cliniques à des acteurs privés, pour « rendre le système de santé plus attractif à l’investissement ». Une porte ouverte aux fonds d’investissement.
Ces dernières années ont ainsi été marquées par l’injection de 1,2 milliard de dirhams, au moins, dans Akdital ou dans ses concurrents Oncorad et CIM Santé. A la manœuvre, un éventail de véhicules, marocains et étrangers, dont CDG Invest Growth, Mediterrania Capital Partners, Finnfund, Vantage Capital ou encore STOA, une filiale de la Caisse des dépôts et de l’Agence française de développement. Dans un Livre blanc publié en 2022, Akdital se présentait comme « l’une des premières matérialisations de la loi 131-13 ».
« Un risque de dérégulation du marché sanitaire » Ce sont ces mêmes fonds d’investissement qui ont conduit les groupes privés de santé marocains à recourir au modèle de développement du secteur hôtelier ou de la grande distribution. Akdital fut – encore – le premier à externaliser à une filiale ou à des tiers la construction et la gestion du foncier de ses cliniques contre la rétribution d’un loyer. Libéré de la lourdeur des investissements immobiliers, qui peuvent représenter jusqu’à 90 % du prix du matériel médical d’un établissement, le groupe est parvenu à grandir deux fois plus vite.
Le rôle du secteur privé s’est encore accru avec la généralisation de l’assurance-maladie obligatoire. Alors que l’hôpital public est en souffrance, la réforme sociale la plus importante du règne de Mohammed VI, impliquant davantage de lits et de structures de soins, a suscité un appel d’air pour les groupes comme Akdital.
« Ils ont une autoroute devant eux », estime Marwane Najimi. C’est l’un des paradoxes de la couverture sanitaire universelle : elle devait augmenter l’accessibilité des citoyens au secteur public, mais a produit l’effet inverse.
« Sur le plan de la consommation médicale, les cliniques privées constituent le premier poste de dépenses en tiers payants pour l’assurance-maladie obligatoire et le deuxième prestataire de soins dans les dépenses courantes de santé au niveau national », avait relevé, en 2022, le Conseil de la concurrence.
« La dépense globale de santé au Maroc est de 60 milliards de dirhams par an et les flux financiers vont à 80 % vers les prestataires du privé », détaille le professeur de médecine et économiste de la santé Jaafar Heikel, qui se dit inquiet du développement sans précédent des cliniques. « Le pays devrait avoir un système de santé public fort, avec un service de santé privé complémentaire et partenaire. Mais c’est l’inverse qui se produit. Si le privé continue de grandir à ce rythme, sans un développement parallèle du public, il y aura le risque d’une dérégulation du marché sanitaire », prévient-il.
L’amélioration de l’accès aux soins de santé reste cependant tributaire du secteur privé. Au moins 700 cliniques privées supplémentaires devront être créées pour qu’il y ait assez de lits dans le pays, avait déclaré en 2023 Redouane Samlali, le cofondateur et PDG d’Oncorad.
Mais le désengagement assumé de l’Etat dans le secteur a produit de multiples effets pervers, nourrissant des pratiques contestées par les patients et leurs familles. Le Conseil de la concurrence avait dénoncé, en 2022, les accords d’exclusivité passés entre les cliniques privées et les transporteurs, les médecins et les professionnels de santé.
« En contrepartie, la clinique verse à ces personnes une commission qui peut atteindre 20 % de la facture des soins », avait soulevé l’institution. Egalement pointé, le chèque de garantie exigé pour sécuriser le paiement des prestations. Tout comme une « démarche systématique visant à améliorer le taux d’occupation des lits de réanimation », quand bien même l’état de santé du patient est compatible avec une hospitalisation en chambre.