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La Libye fait saliver plusieurs puissances régionales et mondiales qui veulent servir leurs propres agendas économiques, politiques ou géostratégiques. En proie à la guerre civile depuis la chute du régime de Kadhafi, le pays est scindé en deux. Les initiatives onusiennes et européennes n’ont pas permis de solutionner la crise. L’expert italien Jean-Louis Romanet Perroux, spécialiste de la question, pense que la solution réside chez les pays voisins, mais forcément à coups de présence militaire étrangère ou de mercenaires. Le Maroc et l’Algérie peuvent jouer ce rôle, s’ils arrêtent de se torpiller mutuellement et s’ils agissent de concert, en rangs unis et non pas en ordre dispersé.
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Invité de l’émission hebdomadaire AdraouiLive, Jean-Louis Romanet Perroux, expert italien dans les affaires libyennes, ex-pilote de l’armée de l’air italienne, et ancien professeur universitaire, estime que certains pays qui contribuent aux guerres en Syrie, au Yémen et en Irak, sont en train de faire une guerre par procuration en Libye. Notamment la France, l’Egypte, la Turquie, la Russie, les Emirats arabes unis sont complètement empêtrés dans le bourbier libyen. L’accord de Skhirat conclu en 2015, a finalement été dynamité en partie dans ce conflit par le gouvernement de l’Est, sur instigation des Emirats arabes unis. Plusieurs pays sont concernés par ce dossier car la situation dans ces pays influence les pays du voisinage. Le Maroc est concerné par ce dossier en raison de sa sécurité notamment la menace djihadiste.
Selon Jean-Louis Romanet Perroux, l’Italie est aussi concernée en raison de sa proximité avec la Libye. L’Algérie et la Tunisie également. En revanche, pour d’autres acteurs comme la Russie, c’est une opportunité précieuse pour étendre son influence, estime l’expert. C’est pour cela qu’elle a une attitude de pragmatisme réservé.
Le pragmatisme réservé des Russes
Cela veut dire que la Russie, à la différence de la Syrie, a des intérêts opportunistes, souvent partagés par la Turquie. La Russie n’engage pas énormément de capital économique, politique ou militaire, mais par contre peut avoir d’énormes retours sur ces plans. Au niveau politique, la Russie vise à affaiblir les États-Unis et à diviser l’Europe, chose que le vieux continent fait tout seul malheureusement. La Russie alimente la division pour mieux réussir à imposer des rapports de force avec chacun des membres de l’union.
La Turquie, quant à elle, estime l’invité de AdraouiLive, est probablement le pays à surveiller de près en Libye car il est fort engagé et c’est celui qui a le plus d’intérêts à maintenir sa présence en Libye. Pays dans lequel Ankara était déjà présente dans les infrastructures, l’industrie et l’export.
La Turquie cherche à changer la donne géopolitique
D’après Jean-Louis Romanet Perroux, il y a quinze milliards de dollars de contrats qui sont actuellement suspendus que la Turquie aimerait bien récupérer. La Turquie est aussi intéressée par la reconstruction de la Libye qui va dépasser 1000 milliards de dollars. Ce sont des sommes faramineuses surtout pour la Russie et la Turquie dont les économies n’allaient pas bien avant la pandémie. La Turquie a aussi intérêt à démontrer ses capacités militaires. Elle produit des armes. La Turquie est aussi intéressée par le gaz et le pétrole libyen et espère devenir une plaque tournante pour la distribution du gaz et du pétrole en Europe. Il y a plusieurs pipelines qui passent par la Turquie. Il faut savoir que récemment des découvertes conséquentes de gaz ont été découvertes à l’Est de la Méditerranée qui sont dans les eaux territoriales de Chypre, Israël et l’Egypte et il y a un projet qui achemine ce gaz vers l’Europe en passant par la Grèce et l’Italie.
La Turquie gagne sur toute la ligne
La Turquie avec l’accord de novembre 2019 sur l’exploitation des eaux territoriales, coupe ce pipeline et compromet l’importation de gaz en Europe et bloque cette alternative au gaz russe qui passait par la région analyse notre expert. La Turquie risque de gagner énormément en Libye. Elle gagne sur toute la ligne jusqu’à présent. Ses intérêts sont alignés sur ceux de la Russie. Elle gagne le marché de la reconstruction, la vente d’armement, l’exploitation de gaz martèle Jean-Louis Romanet Perroux.
Les Emirats arabes unis, eux, n’ont aucune raison d’être en Libye car il n’y a pas d’intérêts vitaux. En réalité, le pays s’y retrouve car c’est un échiquier qui lui permet de montrer ses muscles et d’étendre son influence dans la région et de gagner le contrôle des ports. Sinon, les intérêts sont plutôt politiques, c’est en partie en raison de la guerre froide régionale. L’Egypte, pour sa part, menace d’intervenir militairement.
Une confrontation entre l’Egypte et la Turquie est fort improbable
Une initiative qui peut avoir été soutenu économiquement et encouragé par les Emirats, mais qui n’est pas sans motivations. L’Egypte a plus de 1100 km de frontière avec la Libye et elle a des intérêts sécuritaires évidents et des intérêts vitaux. Cela ne veut pas dire qu’elle a la légitimité pour intervenir militairement en Libye ou d’influencer la politique ou l’avenir de ce pays explique Jean-Louis Romanet Perroux. Le rôle joué par l’Egypte est utile pour contenir l’influence grandissante de la Turquie. C’est pourquoi elle risque de bénéficier de plusieurs soutiens dans la région si d’autres pays ne prennent pas l’initiative comme l’Europe, le Maroc et l’Algérie. Il y a une opportunité qui ne doit pas passer inaperçue c’est que parfois leurs intérêts sont convergents comme la stabilité en Libye et le départ des troupes étrangères d’Afrique du Nord.
Le Maroc et l’Algérie ont un atout à jouer
C’est une opportunité pour eux de poursuivre des intérêts communs et de retrouver leur rôle de médiateurs analyse notre invité. Si le Maroc et l’Algérie se mettent d’accord, cela va être une force importante qui va amener l’Europe et la Communauté internationale à contenir l’influence grandissante de la Turquie et de la Russie et à empêcher la présence de mercenaires syriens, soudanais et russes en Libye. Pour Jean-Louis Romanet Perroux, «… l’avenir de ces deux pays réside dans l’entente, c’est une question de temps et c’est inexorable car ils ont un avenir lié. L’Algérie et le Maroc soutiennent la légalité internationale et ne veulent pas d’une influence forte de la Turquie, de la Russie ou de l’Egypte dans la région. Ils partagent la même vision et les mêmes objectifs. Ils ne veulent pas d’une déstabilisation qui peut avoir un effet dominos ».
Après 2011, l’impact de la crise en Libye a été immédiat sur le Mali et maintenant tout le sahel est instable. Cela crée énormément de problèmes pour le Maroc et l’Algérie, qui ont tout intérêt à avoir une Libye stable sans pays tiers, qui n’ont pas d’intérêts vitaux, mais qui tirent les ficelles pour des intérêts économiques et politiques. La Tunisie peut rejoindre ces pays car ils ont plus de propension à parler avec le GNA car ils s’alignent sur le rôle de médiateurs qu’ils veulent jouer.
Guerre de présence, guerre d’influence
Selon Jean-Louis Romanet Perroux, l’éventualité d’une guerre entre la Turquie et l’Egypte est à écarter, même si elle a un intérêt vital à défendre ses frontières et à ne pas avoir comme voisin les Frères musulmans. Le plus probable est que l’armée égyptienne demandera des négociations pour solliciter le départ des mercenaires étrangers. L’Egypte ira en Libye pour sécuriser la frontière.
Selon notre expert, «les intérêts stratégiques de la Russie et la Turquie sont partagé sur 8 points sur dix. Ils n’ont aucun intérêt à se faire la guerre. La divergence est dans le dossier syrien et la Libye peut servir de moyen de marchandage. Pour casser cette entente, l’Egypte pourrait jouer un rôle en poussant vers un accord politique ».
La Russie et la Turquie s’entendent comme des larrons dans une foire
Etant donné qu’ils ne sont pas impliqués dans le bourbier libyen, le Maroc et l’Algérie pourraient jouer un rôle plus important pour établir une feuille de route pour la stabilité en Libye. Sur le plan militaire, l’armée égyptienne ne peut faire le poids contre l’armée turque, qui est rompue au combat et plus aguerrie. Aujourd’hui, avec le retrait des tribus de l’Est de Syrte, le GNA et son allié turc pourraient lancer une offensive contre Syrte et cela rapproche de la situation du chaos, où le domaine du possible est plus grand. Il est possible le croissant pétrolier tombe après Syrte que le GNA et la Turquie prennent le contrôle de l’export de pétrole. Pourtant, si les tribus de l’ouest attaquent les tribus de l’Est, surtout à Zouiten, cela sera insupportable pour les Libyens de l’Est et aura un effet boomerang contre le GNA avec une grande bataille en perspective.
Une conquête de l’Est par le GNA serait hasardeuse
Si actuellement Haftar est extrêmement affaibli et a disparu, rien ne garantit qu’il ne réapparaisse pas. L’Egypte a pris la place de Haftar, mais il est tôt pour le mettre hors jeu. Aujourd’hui, la Turquie est en train de métamorphoser la géopolitique en Méditerranée. Avec un seul navire chargé d’armes, la Turquie apporte plus d’armes qu’une flotte d’avions. La Turquie est dans un ordre de mesure inégalé et la France a raison de le dire estime Jean-Louis Romanet Perroux. La situation est compliquée d’autant que la Turquie est un membre de l’OTAN. Cette crise aura des conséquences importantes sur plusieurs plans notamment en matière de flux migratoires. La Turquie a deux leviers migratoires : 1) l’un en Turquie, 2) l’autre à l’ouest de la Libye et cela crée des chamboulements, des crispations et ouvre des horizons préoccupants pour changer la dynamique géopolitique dans la région.
Risque de partition de la Libye
Par ailleurs, le fait que les libyens souffrent d’un sentiment d’appartenance nationale faible risque de favoriser la scission qui existe déjà de facto avec deux zones d’influence. Et la Russie et la Turquie n’auront aucun intérêt à garder l’unité de la Libye pour servir leurs intérêts et les exploiter. La Libye pourrait subir une division de fait qui ne sert pas les intérêts des pays européens et de ceux d’Afrique du Nord. La division dans la famille européenne a fait les affaires de la Russie et de la Turquie et l’Europe pourrait voire dans d’autres pays d’Afrique du Nord des champions de la paix en Libye. Concernant l’accord de Skhirat, Jean-Louis Romanet Perroux considère qu’il est mort. « Il a survécu en zombie durant de années et a souffert de la faiblesse de la communauté internationale à imposer l’embargo sur les armes et de ne pas avoir développé le dossier sécuritaire. Il va falloir recommencer avec une composante sécuritaire dominante tout en veillant à la stabilité en Libye ».
Requiem pour les Accords de Skhirat
Après cinq ans, les accords de Skhirat sont morts faute de capital politique, car les acteurs concernés n’ont plus confiance. Du coup, il faut tout remettre à plat, rebattre les cartes et les poser sur la table et repartir avec un modèle inclusif, tout en réparant les erreurs commises à Skhirat avec une inclusion des figures de l’ancien régime qui font partie de la réalité libyenne, de leaders tribaux et sociaux et élargir la participation aux discussions. L’accord de Skhirat est mort le jour où le GNA est arrivé à Tripoli sous la menace constante des milices. Il va falloir imaginer un nouveau cadre politique et le trio Maroc Algérie et Tunisie a un grand rôle à jouer.
En cas d’aggravation de la crise libyenne, il pourrait y avoir plus de flux migratoires vers l’Italie. Cette dernière doit jouer un plus grand rôle en Libye. Ce pays aura un bel avenir, la question est quand ? On ne verra pas une stabilité durable en Libye de sitôt. Un jour ou l’autre, on finira par trouver une solution. Les pays de la région ont un grand rôle à jouer ainsi que l’Europe. La présence étrangère en Libye, enlève le destin des Libyens de leurs mains et permet à certains pays de s’approprier leur devenir. Et cela fait de la Libye un enfer sur terre.
Article de Assahafa.com